Philippe Canoui

Philippe Canoui "au creux de la vague"
Par Jacques Bussillet.

photos Micou Montange - Jean Claude Jacq

 Philippe Canoui a couru au début des années 60, au pire moment pour la moto en France.
Sa vie de pilote est passionnante, car il n'a pas que ses courses à raconter.
Pour rencontrer Philippe Canoui, prévoyez large : il est drôle, intarissable sur ses histoires, cherchant les détails pour amuser son auditoire. Cela prend du temps, mais c'est instructif.
Quand j'arrive chez lui, il a préparé un dossier avec son palmarès, précis, documenté, ainsi qu'une liste de choses qu'il estime importantes à dire.

Enfance algérienne

Philippe Canoui est né le 10 mai 1939 à Alger, point de départ d'une vie mouvementée.

" Mon père était importateur pour l'Algérie de tout ce qui touche aux cuirs et peaux, il avait une belle affaire. Après 1962, il est arrivé en France ruiné, comme tout le monde, mais il a créé une petite agence immobilière à Paris où il a vite refait surface.Vers l'âge de sept ans, un ami de mon père m'a emmené sur sa moto. J'ai eu une telle impression de liberté que j'ai adoré ça tout de suite. Chaque fois qu'il venait voir mon père, il m'emmenait faire un tour. À douze ans j'avais essayé de conduire la voiture familiale. Du coup, à 13 ans, j'ai eu un Bima Peugeot, le modèle de base, sans fourche télescopique. Puis j'ai eu une 125 Peugeot P56 avec les vitesses au réservoir et une Vespa."
"Il y avait un moto-club très actif à Alger, avec des gars qui allaient vite comme Ciencio ou Goetz. Ce dernier avait une BSA Gold Star, il faisait indifféremment du cross ou de la vitesse, il lui suffisait d'abaisser le guidon et de changer les pneus. Le circuit d'Alger était à Staoueli. Les courses comptaient pour le championnat de France. J'ai participé à quelques courses de côte, avec ma Vespa et une 350 Jawa d'emprunt."
"Pendant les années d'agitation avant l'indépendance, comme tous les jeunes gens de mon âge, j'ai participé aux bagarres à Alger, devant le forum, où on allait tous les jours pour se tenir informé des événements."

Heureusement, sa passion de la moto est solide, elle va orienter sa vie.

"Je me suis acheté une 250 Puch, avec laquelle j'ai pris le bateau d'Alger à Marseille avec une amie en septembre 1959. On est montés à Paris, de là nous sommes allés en Angleterre. Je voulais perfectionner mon anglais. À mon retour à Paris, j'ai vu une affiche "Coupes du Salon" qui m'a donné envie d'aller courir à Montlhéry. J'ai enlevé les sacoches en cuir avant d'amener ma moto chez Rittaud et Alarousse pour qu'on la règle. Ils étaient les rois de la Puch, mais Alarousse connaissait la 175, pas la 250 bicylindre à deux carburateurs, dont le deuxième ne s'ouvrait qu'à plein régime. Il y avait une poignée de gaz à deux crans. Pendant ma course, le deuxième carburateur ne s'ouvrait pas, donc il m'a manqué 15 ou 18 km/h pour être à égalité avec les autres. J'ai terminé quatrième alors que j'aurais dû monter sur le podium, car j'allais plus vite que Barthélémy sur son Zundapp. Devant il y avait les Royal-Enfield de Bargetzi et Offenstadt ."
" Là-dessus Jacky Rittaud m'a dit "Tu n'as pas ta famille à Paris, ne reste pas seul, viens avec nous, mets ta moto chez moi à Montlhéry.

La vie parisienne

Quitter l'Algérie fut sûrement difficile, mais Philippe Canoui était jeune et ne pensais qu'à l'avenir. Il rachète une vieille Lambretta rouillée qu'il retape pour aller travailler, car il a trouvé un job de commercial.

"Mes parents s'étaient installés Boulevard Murat à Paris, tout près des studios de Boulogne-Billancourt. Un jour en passant, je me suis arrêté pour demander s'ils avaient besoin d'un figurant. On m'a dit de laisser une photo ; huit jours après on m'a rappelé pour figurer dans un film avec Michèle Morgan et Jean-Claude Brialy. J'ai participé à une dizaine de films, j'ai même été déguisé en Pardhaillan, on me rémunérait un peu et je me demandais si j'allais essayer de devenir comédien. Mais je voulais courir alors j'ai laissé tomber."
"Au début de l'année 61, j'ai acheté une Velocette Venom qui avait été attelée à un side-car. Lors de ma première course à Montlhéry, je me suis bagarré avec Valdevit, qui est venu m'engueuler à l'arrivée, en me traitant de danger public. En roulant derrière moi, il avait vu que ma moto zigzaguait car les roues n'étaient pas alignées, le cadre était faussé."
"Je vais alors voir Georges Monneret qui importait Velocette pour lui demander de m'aider. Il prend rendez-vous avec Bertie Goodman à l'usine et me dit d'y emmener ma moto, qu'ils me la remettront d'aplomb. Je suis parti pour Birmingham avec cette moto, et un copain derrière moi. Le moteur a cassé à Beauvais. Un camion de bestiaux nous a emmenés à Abbeville. Là, un camion de fers à ciment nous a pris jusqu'à Boulogne. On a mis la moto dans un bateau pour l'Angleterre. Un Anglais a accepté de me l'amener à Londres. Nous y sommes allés en train, j'ai récupéré la moto, que nous avons ensuite mis dans un autre train jusqu'à Birmingham. On a poussé la moto de la gare à l'usine, où Goodman nous a reçus à bras ouvert "Georges c'est mon ami, je ne peux rien lui refuser". C'était impressionnant de voir le renom de Jojo là-bas."
"Cela dit Jojo m'avait dit : "Il vaut mieux que tu sois le barbot des pissotières de Montrouge plutôt que courir à l'étranger". Il voulait dire que je ferais mieux de rester en France, où c'était facile de gagner des courses, plutôt que de me risquer en Angleterre comme j'en avais envie. Beltoise et Roca ont suivi ce conseil, ils ont accumulé des titres de champion de France, mais ont très peu couru à l'extérieur. Moi je voulais me frotter aux pilotes Anglais, et aux meilleurs du Continental Circus. 

Apprentissage rapide

Les courses en France étaient alors peu nombreuses, il ne fallait pas en manquer une !

"En 1961, le championnat national se jouait sur une course, en octobre à Magny-Cours. J'y étais allé avec François Cevert, qui habitait Neuilly, à coté du magasin de Couturier qui importait Morini. J'ai connu François chez Couturier. Son père, Monsieur Rosenfeld, était un grand bijoutier de Neuilly, où il avait une maison superbe, mais sa mère a toujours voulu que ses enfants utilisent un pseudonyme. Je connaissais bien sa sœur Jacqueline que j'ai présentée à Jean-Pierre Beltoise."
"J'avais emmené ma moto, j'ai demandé à François de me prêter sa 125 Corsaro pour faire une deuxième monte. Et puis j'ai rencontré un spectateur venu avec un petit 50 Honda Cub. Je lui ai demandé de me le prêter, on a enlevé les sacoches, les rétroviseurs, et c'est comme ça que je me suis classé troisième du championnat de France national des 50 en catégorie sport. L'importateur Leconte m'a aussi prêté sa Velocette Sport, qui n'a pas fini la course."

"En 1962 je suis passé inter. J'étais pied-noir, donc au début je n'ai pas été très bien accueilli, personne n'était prêt à m'aider. J'ai vendu la Velocette, pour acheter une 250 Morini neuve et la Manx de Jean-Pierre Bayle, pour 1 850 francs, que je suis allée chercher à Bordeaux. Comme je n'avais rien pour l'emmener, il m'a vendu une horrible remorque pour 350 francs. J'ai compris que j'avais un handicap, lors d'une chute avec la Morini. Un copain m'a vu tomber et m'a dit c'est la béquille qui frotte, mais je ne le croyais pas. Dans le parc, j'ai comprimé les suspensions et vu qu'elle pouvait toucher. Je mesurais 1,82 mètres pour 76 kilos, ce n’était pas terrible sur les petites cylindrées, donc mon objectif a été les 500. Je voulais courir sur les motos les plus puissantes et les plus rapides, je voulais devenir pilote international. J'ai donc cherché un moyen de concilier mon besoin de gagner ma vie et mon envie de courir. Grand bazar de l'importation Dans les années 60, tous les fans de moto connaissaient le - Centsmaje - qui importait des produits anglais. Comme je connaissais l'Angleterre, j'ai créé le Ceintsmaje, qui me faisait vivre et payait mes frais pour courir. Ce nom signifie Centre International des Sports Mécaniques et de la Jeunesse. Je m'étais dit que glisser le mot jeunesse là-dedans m'ouvrirai des portes. Mon père m'a prêté l'argent pour monter l'affaire. J'ai trouvé un local vétuste à Levallois que j'ai refait avec l'aide de Claude Weiss, qui sponsorait des pilotes avec son entreprises du bâtiment. J'avais un atelier, un local où stocker cuirs, casques, bougies, batteries, mais aussi des accessoires auto. C'était la mode des Austin Cooper. Un jour à l'usine Accumen, j'ai eu l'idée du triple horn, le klaxon trois tons qui a connu un gros succès, avec lequel j'ai gagné beaucoup d'argent. À l'époque, tout venait d'Angleterre pour la course : pneus, huile, chaînes, pièces racing, casque Cromwell, Barbour, j'ai même importé le disque 33 t du TT Stanley Schofields."

"J'avais installé le Ceintmasje à Levallois, juste à côté de chez Dubois de Levallois Motos et Toto Veuillet qui importait Porsche. Quand Veuillet a décidé d'importer Yamaha, je suis venu les aider à recevoir trois Japonais, c'est moi qui faisais l'interprète. C'était en 1964. Il y a eu une discussion difficile : les Japonais voulaient qu'il prenne 300 motos pour l'année à venir. Dubois disait : "Faut pas en prendre plus de 30". Pour finir les gars de Yamaha ont accepté de lui donner l'importation s'il prenait 75 motos la première année. Tout de suite après est arrivé Jean-Claude Olivier, avec qui j'ai déjeuné tous les jours pendant quinze ans !

"Veuillet m'avait promis de me prêter une 250 Yamaha pour courir, mais quand la TD1A est arrivée, il m'a demandé 6 000 francs, et j'ai refusé de l'acheter. Le père Weiss est arrivé au grand galop et acheté la moto pour Daniel Lhéraud. Cette moto cassait souvent, mais je me suis aperçu que Weiss avait quatre moteurs neufs dans son camion."

Quand il raconte ses courses, Philippe est fier d'une quinzaine de victoires en 250 et en 500, comme d'un grand nombre de podiums, mais sans titre à la clé : "J'ai raté des titres de champion de France, car je me refusais à faire l'épicier, à calculer les points, me dire qu'une quatrième place suffirait, des trucs comme ça. J'ai sacrifié des courses de championnat pour courir à l'étranger. Beaucoup de gens me disaient que j'étais le meilleur pilote de 500 en France, mais j'ai juste une place de vice-champion. Courir c'est donner son cœur, pas faire des calculs."

Dès 1963 en effet, Philippe est parti se frotter aux pilotes étrangers. Il garde un fort souvenir d'une course à Madrid, aux côtés du jeune Herrero, de Spaggiari ou du père de Carlos Cardus. Il y nouera des contacts qui lui permettront d'obtenir une Ducati desmo aux côtés de Spaggiari ainsi que des Lube, en 1964. Mais ces machines n'étaient plus compétitives. En 1965, il a installé un moteur de Yamaha dans un cadre Ducati pour courir en 250. Ses meilleures saisons sont 64/65/66 tant en France qu'à l'étranger. Disputer des Grands Prix était alors très dur pour un privé, a fortiori un Français.  

"J'ai toujours bricolé mes motos à Alger, donc j'ai appris la mécanique sur le tas pour préparer mes motos. Quand j'ai acheté une 250 Morini à Couturier, je l'ai modifée pour la course, puis je l'ai emmenée à l'usine où Lambertini me l'a réglée, et j'avais une des plus rapides. J'ai toujours mis un point d'honneur à présenter des motos propres. J'admirais les attelages de Rogliardo et Duhem, deux sidecaristes qui avaient des machines impeccables. Face à eux dans le parc, il y avait une jeune génération de coureurs sales et mal fagotés, dont mon ami Pierre-Louis Tébec, l'équipier de Gérard Jumeaux, à eux deux ils me faisaient honte."

Avec son affaire Philippe mêle toutes ses passions : la moto, le commerce et l'Angleterre : "J'adorais les Anglais des gens merveilleux. J'étais ami avec Peter Williams et son père. J'aimais leur gentillesse, le sérieux pour préparer des motos, leur humour. Un jour, à Mallory Park, John Cooper vient me demander de comparer cette piste à Montlhéry Park. Pour me remercier, il me chante en français "Sur le pont d'Avignon". Il m'a dit qu'il avait appris cette chanson à l'école. À mon retour, j'ai dit qu'il fallait absolument que John Cooper vienne courir au Grand Prix de France à Rouen (en 1965 ndlr), du coup j'ai été pris à partie par Roger Bouvet, le président de la fédé, qui m'a dit que je n'avais pas à me mêler des affaires des organisateurs, sur lesquels il a fait pression pour qu'on refuse mon engagement à ce Grand Prix. La fédé était toute puissante, car elle délivrait les licences et surtout les attestations de passage en douane, absolument nécessaire pour courir à l'étranger. En 1963 à Madrid, Frank Sheene était venu avec Bill Ivy qui est tombé. J'ai connu Frank car je l'ai accompagné à l'hôpital pour lui servir d'interprète."

Au titre manqué , il a été deux fois vice-champion de France, Philippe mêle un autre regret: "J'ai raté la grande époque des années 50, il y avait des circuits partout, Cadours, Obernai, Angoulême, Vesoul. Puis il y a eu les années creuses, à part Montlhéry, il restait quatre circuits : Bourg, Pau, Avignon et Le Mans, en dehors du GP de France à Clermont-Ferrand. Il y avait très peu de pilotes au départ, pas d'argent, pas de primes, courir était un sacerdoce."

En 1968, Philippe a dû interrompre sa carrière, pour raisons familiales. "Au milieu des années 60, j'ai eu deux filles jumelles, puis ma femme est tombée malade. J'ai arrêté de courir pour m'occuper de mes deux petites filles, c'était beaucoup de travail pour moi de mener de front mes affaires et d'élever mes enfants. Le Ceintsmaje a continué, j'ai été agent de 27 marques, les motos Gori, les amortisseurs Koni, j'ai même essayé d'importer des motos indiennes. Puis j'ai créé une société spécialisée dans les emballages, j'ai même été président de la chambre syndicale. Aujourd'hui je vends toujours des sacs publicitaires que je fais réaliser pour des maisons de luxe. Et j'ai toujours des motos : une Yamaha R6 achetée il y a deux ans, une 125 Honda twin et une 250 Honda RS mono, achetée après un contact avec Bertrand Lebrun de LVM. J'ai aussi gardé des motos que j'importais : un Simpson, trois Gori, un 50, une 125 route et une 125 enduro, et un Lambretta, le dernier carrossé par Bertone."

ENCADRE Verbatim

On n'a pas vu le temps passer. En fin d'entretien, Philippe insiste: "il y a des choses qu'il faut absolument dire dans le journal .... J'avais envie de me frotter aux meilleurs, j'avais soif d'apprendre avec les gars du Continental Circus Je n'aime pas Phil Read. Je suis le descendant d'une famille juive installée en Afrique du Nord depuis 1830, et je suis furieux contre lui, depuis qu'il a qualifié les négociations avec les organisateurs des courses de jewish market. Je suis ami depuis toujours avec Pierre-Louis Tébec, un constructeur génial qui continue à avoir plein d'idées. Lorsqu'on prend la relève en course, on hérite d'un patrimoine. On doit avoir à cœur de continuer une belle histoire. En 1963 il y a eu une course à Casablanca. Les stars anglaises étaient bien payées, mais pas nous. On y est allés avec le même camion, Beltoise, Monneret et moi, traversant toute l'Espagne. Comme on n'avait pas d'argent, avec Jean-Pierre, on a dormi dans le même lit. Je pourrais parler longtemps de Beltoise. Il avait des avantages à cause de sa chronique dans Moto Revue, il pesait 18 kilos de moins que moi. Mais c'était de loin le meilleur pilote de tous, pointilleux avec ses motos. Un jour, je le vois emmener son compte-tour à la Compagnie des Compteurs pour le faire étalonner. Du coup j'ai fait étalonner les miens et j'ai vu qu'ils étaient imprécis. J'ai emmené Christian Rayer en Espagne chez Ossa, où il a essayé leur moto de trial. Au retour, Seurat me téléphone et me dit qu'il voudrait s'occuper de cette marque. Il était plombier à Argenteuil, j'ai dit d'accord, on connaît la suite. Marcel était un vrai passionné. Je regrette d'avoir raté la catégorie 750, qui aurait été plus adaptée à ma taille et à mon poids. J'ai eu une combinaison bleu marine dès 1963, j'ai osé porter un cuir de couleur bien avant tout le monde. Aujourd'hui, lire un journal de moto est pour moi un moment de détente. Je regarde aussi les Grands Prix à la télévision. Lorsque je n'avais pas d'ennuis mécaniques, j'ai rarement fini au delà de cinquième en catégorie 500. On avait un mort tous les 15 jours parmi nous. J'importais les cadres Metisse, c'est moi qui ai vendu celui de la Matchless de Claude Vigreux, avec laquelle il s'est tué dès l'une de ses premières courses. Il m'avait dit juste avant d'aller voir sa grand-mère, pour me faire payer. C'est elle qui l'a aidé à courir. La course m'a forgé le caractère; par la suite ça m' aidé à prendre des décisions. Je dois tout à la course.

Philippe Canoui est décédé le 3 juillet 2024